Un brouillard d'oiseaux qui s'ébrouent dans le ciel ; un bruissement mêlé d'ailes et de feuillages ; un groupe de corbeaux sombres et de passereaux à ventre tacheté en plein conciliabule ; un hibou chamarré aux yeux ronds, comme étonnés ; un arbre aux mille racines profondément implantées dans le sol ; un profil de montagne découpé sur fond de rouille brun-orangé ; un enchevêtrement profus et léger de lianes et branchages, à moins que ce ne soient les trajectoires de vols d'étourneaux, embrouillées et joueuses... Au bout de ses burins et pinceaux, Sylvie Loeb est une conteuse. Mais de ses histoires, elle ne livre que des bribes, des séquences brèves et allusives qui surgissent sur la page sans préméditation. A chacun ensuite de se raconter librement l'avant et l'après ! Rien n'y est jamais figé, arrêté, clos. Tout y reste en mouvement, suspendu. Jamais de surfaces recouvertes ni de grandes plages de couleur, c'est la ligne ici qui est reine. Elle reste légère et mobile, mais son tracé noir jamais en repos griffe, balafre, égratigne les taches et les éclaboussures de couleur et scarifie la peau du papier.
Sylvie Loeb avance à l'instinct, sans programme. Elle ne cherche pas dans l'histoire de l'art des modèles qui l'inspirent. Et pourtant, l'histoire de l'art, elle a baigné dedans depuis toute petite, avant d'en faire l'objet même de ses études. Etrange rapport d'amour-haine à la peinture qui accaparait toute l'attention de ses parents, dont l'importante collection colonisait jusqu'à sa chambre d'enfant ! Son titre universitaire en poche, elle devient alors secrétaire générale de la Fondation de l'Hermitage à Lausanne.
L'irruption violente et ravageuse de la maladie est venue tout chambouler. Mais au moment de tout réapprendre, à commencer par la parole, peinture et dessin sont le premier langage qui s'est imposé à elle, comme une bouée de sauvetage. Sauf qu'elle n'avait jamais touché un pinceau de sa vie ! Plus question de lecture et d'analyse d’œuvres désormais, c'est le « faire » qui devenait une nécessité impérieuse. Une série de cours de peinture et de gravure plus loin, la survie et la thérapie par l'art se sont muées en besoin existentiel, en seconde nature. La passion de l'art revenait par la bande, ou plutôt par le plus profond de son être, plus fort et plus exigeant que jamais !
Une forme d'art brut, s'interroge-t-elle au milieu de ses œuvres ? Sûrement pas ! Elle qui a grandi au milieu des Max Bill, Johannes Itten, Richard-Paul Lohse, Klee, Chagall, Ernst ou Miro a, malgré la grande cassure, le regard formé par ces gens-là. Il y a en elle comme un humus nourricier qui s'est déposé pendant son enfance et sa première vie et qui continue, plus ou moins inconsciemment, d'aiguiser son désir et de féconder sa vision. Mais chercher dans son travail des influences directes et des inspirations stylistiques ou conceptuelles serait vain. Sa pratique s'ancre dans son vécu le plus intime, dans sa reconstruction personnelle et ses impulsions et intuitions profondes, et non dans l'héritage de maîtres ou l'imitation d'exemples qu'elle se serait choisis, quand bien même, parfois, les cernes noirs et la verve imagière et conteuse du Chagall lithographe (cette estampe du peintre de Vitebsk dans son salon) ou les jeux de signes et de taches de couleurs de Klee ou de Miro ne semblent pas très loin. Mais c'est sur un autre plan que les choses se passent, comme le souvenir d'une petite musique qui lui est depuis longtemps devenue consubstantielle.
Au début des années 2000, c'est le volume et la matière triturée au bout des doigts qui lui ont permis de réapprivoiser l'espace. Puis la sculpture a laissé la place à la gravure, sur plexiglas ou sur carton. C'est désormais par elle que tout commence, ou presque. La complicité avec la matière reste primordiale : la pénétrer, l'entailler au burin, la taillader, la tatouer. Après quoi c'est la peinture et le chant de la couleur qui prennent le relais, passant aussi par des collages et arrachages, tout un travail de superpositions et de sédimentations qui se fait par étapes, mais qui n'obstrue jamais rien et laisse toujours circuler l'air, le blanc, les transparences. La multiplication des gestes et des techniques fait naître des histoires plurielles qui se mêlent et s'entrecroisent, les unes apparaissant d'emblée, les autres se devinant dans les couches antérieures qui murmurent à mi-voix leurs polyphonies profuses.
Animale ou végétale, la nature est sa grande inspiratrice. Mais qu'elle se manifeste de manière figurative ou abstraite n'a aucune importance. Qu'elle adopte des formes immédiatement identifiables ou qu'elle demeure informelle, ouverte et porteuse d'une énergie ou d'un frémissement ne change rien à l'affaire. Ce qui compte, assure l'artiste, « c'est de raconter des histoires qui ne se livrent jamais d'un coup, qui se découvrent peu à peu mais gardent une part de flou, de mystère et de profondeur ». Il faut se promener dans leurs strates multiples, entre les griffures de la souffrance et les éclats de couleurs joyeuses, les rencontres inattendues qui surgissent sur la page, les histoires qui s'y trament et réinventent sans cesse, et les souvenirs des contes et légendes.